Pour une plasticité quantique
Pascale Weber & Jean Delsaux
février 2024/ Revue Plastir
FIG.1 – P.W.,anti-matière, encre et gouache sur Vélin scanné, 2023, ©Hantu
Introduction
“Conformément à l’intuition originale de Werner Heisenberg à Helgoland, la théorie ne nous dit pas où se trouve une quelconque particule de matière quand nous ne la regardons pas. Elle nous indique seulement la probabilité de la trouver en un point donné si nous l’observons. Mais, une fois encore, qu’en sait-elle la particule de matière si nous l’observons ou pas ? La théorie scientifique la plus efficace et la plus puissante que l’humanité ait jamais produite est une énigme.” (Carlo Rovelli)
Qu’une particule sache que je l’observe, rien ne me semble moins familier. En vérité, qu’il s’agisse de faire une photographie, un dessin, une peinture ou une céramique, je n’attends jamais qu’un seul instant, celui où un œil apparaît, qui sait que je l’observe et qui me regarde le regarder. À cet instant je sais que l’expérience touche à sa fin et que quelque chose a été atteint, non pas devant ou autour de moi mais en moi. Cette attention du monde à mon endroit, comme le punctum de Barthes, c’est l’essence de l’émotion, l’essence de la création. (P.W)
Ce texte est une contribution à une réflexion sur les possibilités d’une plastique quantique. Notre raisonnement est mené davantage à partir d’un imaginaire suscité par une théorie scientifique récente (en regard du système de représentation encore largement hérité du quattrocento), qu’à partir de connaissances approfondies sur la question ; nous ne sommes ni scientifiques, ni communicants scientifiques mais artistes. Cependant, il s’agit moins d’un délire poétique que de considérer le rôle de la langue, du verbe, de la fiction, de la métaphysique pour aborder et comprendre des concepts quantiques aussi complexes que l’aléatoire et le principe d’incertitude, les spectres, la décohérence, l’intrication, la matière-lumière, …
Selon notre hypothèse :
– Si un ensemble de termes construit un dispositif théorique cohérent dans le domaine de la physique quantique,
– Si ce même ensemble de termes construit un appareil conceptuel esthétique opérant pour des artistes,
– Alors il est probable que, parlant ou non de la même chose, les deux systèmes présentent des affinités, des logiques d’équivalences, des arrangements et des procédés narratifs pouvant susciter des résonances l’un dans l’autre.
Par ailleurs, les artistes s’intéressent à la représentation et à la relation de la représentation à la réalité. Or la physique quantique déclare que l’information de l’univers est peut-être la seule chose qui soit réelle, que la réalité que je perçois, ma réalité, n’est que le résultat de mes pensées, que l’espace, le temps, la matière et la lumière que l’on perçoit ne sont peut-être que des représentations de quelque chose qui dépasse notre entendement. Nous –scientifiques et artistes mais finalement tout un chacun– avons cherché à arrêter des définitions de l’espace, du temps et de la matière, pour établir de façon fixe et définitive des repères dans un monde qui ne cesse d’évoluer selon des lois mystérieuses. Mais il se pourrait bien que ces découvertes qu’avance la physique, depuis l’intervention de Max Plank devant l’Académie des Sciences de Berlin sur le corps noir, le 14 décembre 1900, aient déjà d’une certaine façon été pressenties dans les sociétés traditionnelles dans les cosmogonies desquelles elles avaient été intégrées ; elles ont donné les principes d’impermanence, de vibration de l’univers, d’équivalence ou de correspondance entre les corps et les manifestations de l’invisible, de continuité du monde…
“rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, […] la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications.” (Lavoisier)
“Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau.” (Anaxagore de Clazomènes)
Une série de dessins est à l’origine de ce texte. Le titre de la série est « Plasticité quantique ». Il renvoie à la forme qu’en imagination le novice peut chercher à donner à des phénomènes avérés mais qui ne seraient pas accessibles à ses sens de perception. Le dessin n’a jamais cherché autre chose que représenter une réalité qui déborde les deux dimensions du support, en profitant des aspérités de la paroi pour créer de la profondeur, en recomposant les gestes par le regard pour donner l’idée de mouvement… Mais chaque fois il s’agit par l’effet de simuler des sensations physiologiquement identifiées. Cette série de dessins constitue davantage un assemblage de schémas, de textes, de textures, d’effets lumineux, de rébus et de systèmes d’équivalences, et ressemble aux dessins que réalise un jeune enfant lorsqu’il cherche à comprendre et à organiser mentalement ce qu’il découvre autour de lui. Il s’agit bien de cela, comprendre et organiser mentalement des phénomènes qui ont lieu autour, à travers et à l’intérieur de mon corps (FIG 2), qui d’ailleurs, à une échelle subatomique, n’existe plus en tant que corps et qu’aucun de mes sens donc ne peut attester.
Pour cet article nous nous référons principalement à trois ouvrages de physique écrits par :
Alain Connes sur la Géométrie et le Quantique, Alain Aspect, à propos d’Einstein et des révolutions quantiques et plus récemment par Carlo Rovelli, sur Heisenberg et les inventeurs de la mécanique quantique.
Nous remercions chaleureusement Charles Antoine pour les précieux conseils qu’il a bien voulu nous donner afin que nous puissions éviter les trop grandes approximations de notre connaissance de la mécanique quantique.
1- Des plasticités paradoxales
Les artistes ont rapidement été captivés par la théorie quantique, ils ont cherché à illustrer ses concepts étranges et merveilleux, en fournissant des métaphores qui auront peut-être été utiles à la compréhension de certains phénomènes physiques. Les deux systèmes –artistique et scientifique– ont permis ensuite réellement de tisser, chacun selon sa méthodologie, des liens entre les mêmes concepts. Les figures métaphoriques ont pu devenir autre chose que de simples commentaires ou des digressions. Elles ont permis d’imaginer des rapports de logique et d’équivalence dans l’autre système. Certains scientifiques ont parfois sollicité des artistes pour leur capacité à concevoir différemment les phénomènes invisibles étudiés par la physique quantique.
Aujourd’hui de nombreux plasticiens abordent dans leur travail, les concepts issus de la mécanique quantique. Notons parmi eux, Haroon Mirza, qui explore notamment la dualité onde-corpuscule et privilégie l’expérience plutôt que les objets ; Julian Voss-Andreae, qui pense que la physique quantique nous offre une vision du monde à la fois vraie et nécessaire, celle d’atomes complètement intégrés et inséparables. Ses sculptures sont une interprétation artistique de la physique quantique :
“Dans ma vision du monde, vous tenez pour garantie que cette chose est bien là et solide. Les deux sont faux en physique quantique. Elle n’est ni là, ni solide. Et c’est un peu choquant.” (Julian Voss-Andreae)
Ryoji Ikeda, quant à lui, réalise des installations monumentales en jouant sur les différents sens du mot spectre :
“La lumière blanche comprend tout le spectre des couleurs. Avec l’installation lumineuse, le visiteur reçoit instantanément dans ses yeux des informations sur les couleurs, avec une telle intensité qu’il ne peut plus rien voir, comme dans l’obscurité. L’installation devient donc presque invisible. Par conséquent, les œuvres d’art provoquent un sentiment de quelque chose d’indescriptible, quelque chose de sublime et d’étrange, quelque chose d’inoubliable.” (Ryoji Ikeda)
Il sera question plus loin d’autres artistes.
S’il n’est pas surprenant de considérer qu’un principe élaboré par la science puisse évoquer des idées plastiques chez un artiste, il faut aussi considérer la possibilité que toute pensée plastique ait potentiellement un équivalent théorique physique. L’enjeu du dialogue entre disciplines est de définir un nouveau paradigme capable de dépasser l’opposition rationnel-irrationnel et d’étendre nos représentations mentales.
D’une certaine façon, la physique quantique rappelle l’art à la poésie et à l’énigme de notre présence au monde en ouvrant à des formes de plasticité qui débordent nos catégories traditionnelles (le support, la forme, la matière, la couleur). Elle décrit la malléabilité de l’espace et du temps, de l’espace-temps, l’omniprésence d’un aspect onde autour de nous, et les subtiles propriétés des photons et champs électromagnétiques… La réalité quantique nous projette en imagination, en intuition et en compréhension dans un univers invisible où le corps est transcendé : où notre conscience de la réalité outrepasse notre système ordinaire de perception.
Nous cherchons à arpenter un espace-temps en nous pensant nous-mêmes, simultanément, dans cet espace-temps : avancer dans un même mouvement sans perdre ni le monde ni le corps, mais en les considérant paradoxalement l’un dans l’autre, distincts et continus. Le quantique, tel qu’on peut le comprendre depuis l’Art, semble être un moyen de préciser et de jouer avec l’interprétation que fait notre conscience d’un univers en permanente mutation : plus notre perception et notre connaissance s’affinent et se complexifient, moins on arrive à saisir l’expérience que pourrait faire notre corps de cette réalité dynamique. Le réel relevant davantage de l’information de l’univers que des représentations visuelles et tangibles que l’on peut s’en faire, notre corps doit en permanence se départir de ce qu’il perçoit pour espérer comprendre des informations objectives.
FIG. 2- P.W. plastique quantique, dessin numérique, 2023, ©Hantu
Les concepts quantiques ne résonnent pas seulement pour les artistes qui utilisent des technologies sophistiquées, ils imprègnent aussi le dessin traditionnel et la création et le traitement informatiques de l’image : les calques par exemple sont autant d’univers parallèles qui se dédoublent et se superposent selon des modalités différentes, obligeant à choisir un “aplatissement” parmi une infinité de possibles. Les calques constituent une quatrième dimension. Mais la fonction de l’historique, qui permet une autre circulation dans le processus de création, constitue également une nouvelle dimension. Les fonctions proposées par les logiciels (déformations, transparences, flous…) participent d’un acte de création, qui ne se définit pas comme geste technique et virtuosité mais comme choix esthétique et complexification (démultiplication, mise en perspective) d’un point de vue. Cela n’est pas nouveau –Marcel Duchamp le disait avant l’avènement de l’infographie– mais les technologies posent la question de l’infinité des possibles avec une nouvelle acuité.
L’expertise des physiciens n’est pas davantage épargnée par le paradoxe. Plus les scientifiques creusent leur objet d’étude, plus ils se spécialisent, plus ils sont obligés de recourir à d’autres champs de la connaissance –la biologie, la microbiologie, la philosophie, la fiction fantastique, et pensons-nous, l’art du son, du mouvement, de l’image, de la sculpture, de l’installation…–. Comme l’infiniment petit ouvre à un monde immense, l’expertise la plus pointue ouvre à une vision de plus en plus élargie que seule une culture transdisciplinaire pourra tout au plus esquisser…
2- Des plasticités négociées
“On connaît l’espace euclidien, le plan, on connaît aussi l’espace de dimension 3. Pour passer à l’espace de Hilbert, il faut faire quelques pas difficiles, et même si on ne comprend pas tous les détails, il faut savoir que ça existe. Le premier pas, c’est qu’il faut passer d’un espace réel à un espace complexe.” (Alain Connes)
Pour nous qui ne sommes pas scientifiques, cette citation invite à de nombreuses interprétations imaginaires, à travers lesquelles nous tentons de comprendre ce que signifie “passer d’un espace réel à un espace complexe“, sachant que nous utiliserons ici le terme “complexe“ dans son sens commun, et pas mathématique.
Si on choisit de comprendre l’espace réel depuis la théorie de la perception de Gibson on considère qu’il s’agit de ce qui est significatif à notre échelle. L’espace complexe déborde à la fois l’échelle de notre environnement et le monde que l’on perçoit avec notre système de perception. Opérer le passage de l’espace réel à un espace complexe implique -t-il que notre corps ne soit plus le siège de notre connaissance ? La question est légitime car ce que l’on sait déborde alors ce que notre corps peut trivialement expérimenter, interpréter ou vérifier. Les développements de la science révèlent ou provoquent une déconnexion entre ce que désormais nous savons, ce que nous sentons, ce que nous sommes capables d’imaginer, ce que nous sommes capables de représenter.
Dans l’expérience de création, toute œuvre témoigne d’un passage incessant de l’espace réel à un espace complexe (au sens trivial du terme). Ce passage n’est pas juste la production d’un écart mais la convocation de quelque chose qui n’est pas là et qui pourtant est présent à celui qui regarde.
Concentrée sur l’espace de la feuille que je couvre de lignes – trajectoire en mouvement – et de surfaces de matière colorée, je ne cesse d’interroger le temps et le mouvement de mon geste dans l’espace matériel de mon dessin.
Dans la forme qui se fige au passage de l’outil ou de ma main, quelque chose provenant d’une autre dimension surgit, me traverse et se prolonge encore ailleurs, invisible, dans le regard, l’imagination ou la mémoire. Quelque chose qui n’est pas là, comme l’être d’un souvenir, et qui pourtant est bien présent. En traçant une ligne, je ne cherche pas la marque d’un trait –le trait est un objet sans vie– mais l’image en mouvement de la pointe du pinceau qui d’une façon singulière et non reproductible franchit l’espace pour se frotter au plan du support.
Ce que je vois de la figure représentée n’est pas une image figée réalisée d’un coup de tampon laissant d’un geste l’empreinte d’un corps tout entier. Ce que je vois c’est une main au bout d’un bras, la pointe d’un outil dans la main ou une ligne qui court à la surface pour toucher et embrasser le contour vivant d’une forme qui apparaît. Ainsi dans l’espace de création, je ne cesse de flotter entre un espace réel que je tente de saisir et de figer et un espace complexe fait de toutes les virtualités, tous les prolongements d’un réel impossible à contenir par le dessin. (PW)
Même lorsque nous travaillons en duo, chacun crée depuis son histoire personnelle, son expérience se place dans son corps propre et relève de sa subjectivité :
La technologie me permet de déléguer mes perceptions, si j’utilise une caméra de surveillance au bout de mon bras et que je dois contrôler l’image derrière moi alors que je te filme, performant et évoluant, sans que je puisse savoir quels vont être tes déplacements, il se passe une désynchronisation entre mon regard et mon geste, d’autant que j’ai désormais l’œil dans la main, et qu’il me semble que ma vision soit tactile. La gestuelle de tout mon corps dépend de la tienne, nous évoluons de conserve, et je dois me synchroniser à tes mouvements. Filmer m’impose toujours un double regard sur l’écran (contrôle) et sur le monde autour de moi (exploration) de sorte à faire coïncider ce que je souhaite extraire de la scène pour faire surgir une compréhension, une interprétation. (JD)
Nous savons depuis longtemps – sinon depuis toujours – que notre système de perception est limité et que la complexité du monde échappe en grande partie à nos sens communs. Notre système de perception et nos facultés cognitives sont informés par l’échelle de notre corps, c’est-à-dire l’échelle du monde à laquelle notre corps, consciemment, existe. La mécanique quantique nous apprend qu’au niveau subatomique tout change, les “observables” ne commutent pas, ils ne sont plus permutables, les phénomènes se déroulent dans l’espace de Hilbert (à une infinité de dimensions) et non dans l’espace cartésien ou euclidien qui nous sont familiers.
“Les milliards de variables discontinues et ponctuelles du monde quantique agité et fluctuant se réduisent aux quelques variables continues et bien définies de notre expérience quotidienne. À notre échelle, le monde est comme un océan parcouru par la houle vu de la lune : la surface plane d’une bille immobile.” (Carlo Rovelli)
Avec la mécanique quantique, les représentations que nous nous faisons de la réalité, jusqu’à l’échelle atomique, microscopique, cellulaire, les tissus, les paysages, le ciel étoilé, rien de tout cela n’est plus opératoire. Or la perception que nous avons de la réalité est le résultat de notre expérience. C’est pourquoi il n’est pas aisé de nous défaire de nos préjugés, de nous débarrasser des interprétations les plus communes comme les plus complexes, d’embrasser parfois celles, moins rationnelles dont on nous reprochait d’user volontiers parce qu’elles relevaient, d’une pensée archaïque, préscientifique, magique. Pourtant nos certitudes reposent sur un mystère aussi grand que les pensées les plus nébuleuses :
“Le fait que nous vivions au fond d’un profond puits de potentiel gravitationnel, sur la surface d’une planète couverte de gaz qui gravite autour d’une boule de feu nucléaire à 150 millions de kilomètres de nous, et que nous trouvions tout cela ‘normal’ prouve à quel point nos perspectives peuvent être distordues.” (Douglas Adams)
Le principe de “normalité” ne constitue pas vraiment un repère en art, pas davantage celui de moralité ou d’amoral. Ce qui compte relève davantage de l’obsession –l’incapacité de porter son attention ailleurs–, et de l’intrication des obsessions –l’impossibilité de les détacher– leur synchronicité avec des événements perçus comme des signes. L’obsession est une force d’attraction, une fascination détachée du sentiment (comme la peur) ou du jugement, une attention insistante pour quelque chose que l’on voit et qui nous regarde (Didi-Huberman).
FIG. 3- P.W. l’espace de la ligne, dessin numérique, 2024, ©Hantu
3- Une plasticité intangible
Nous essayons donc de nous représenter des choses dont on sait qu’elles existent mais que nous ne sommes pas capables de percevoir depuis notre corps, fût-il appareillé. On assiste à une sorte de basculement d’une biologie de la perception à une biologie de l’imaginaire : les phénomènes décrits par la physique quantique ne peuvent être saisis par notre imagination qu’à condition de transposer ce que serait notre perception, si on était capable d’accéder à l’échelle quantique via notre corps sensible, et si nos constructions narratives étaient capables de faire le récit d’une telle expérience.
“Nous, les êtres humains, réduisons toute variation au passage du temps. Et nous cherchons toujours à écrire une histoire. C’est une des manières que nous avons de comprendre les choses, et une histoire est bien sûr écrite en fonction du temps. Mais quand on essaie de faire ça pour comprendre le quantique, on se trouve devant des paradoxes.” (Alain Connes)
Faire ou recevoir un récit c’est projeter son corps vers d’autres formes de corporéités. De même l’artiste se perçoit dans le monde en incorporant tout ce qui vient à lui, et dans le même temps, il quitte son corps présent pour se projeter ailleurs (dans le corps qu’il a été, qu’il aurait pu être ou tout autre chose). S’il y a une réalité que l’on ne peut ni percevoir ni raconter et que l’on sait exister (dont les scientifiques peuvent –nous disent-ils– vérifier l’existence), il est pourtant vain d’opposer le corps au mental. Pour Ernst Mach c’est l’expérience concrète de nos interactions et de celles que l’on observe dans le monde qui est primordiale :
“Pour Mach, il n’existe aucune distinction entre le monde physique et le monde mental : la “sensation” est également physique et mentale. […] L’hypothèse d’une réalité matérielle derrière les phénomènes disparaît, tout comme l’hypothèse d’un esprit qui connaît. Celui qui a la connaissance, pour Mach, n’est pas le “sujet” abstrait de l’idéalisme : c’est l’activité humaine concrète, dans le cours concret de l’histoire, qui apprend à organiser sous une forme progressivement meilleure les faits du monde avec lesquels elle interagit.” (Carlo Rovelli)
Le récit (par le verbe ou l’image) semble non une étape nécessaire à l’intégration de nouvelles connaissances mais une forme aboutie de la connaissance. Dans le dessin « l’espace de la ligne »(FIG.3), la ligne n’est ni une suite de points, ni la trace d’un crayon, ni le tracé ou le contour d’une forme mais le mouvement du regard qui suit la main qui se déplace dans un espace où tout bouge. La ligne, comme suspension du geste dans le temps observée depuis un point unique, manifeste simplement le tremblement du regard lorsqu’un simple rai de lumière vient frapper notre pupille.
À la lecture d’ouvrages scientifiques et d’essais de vulgarisation, des astrophysiciens comme Christophe Galfard nous apparaissent comme de véritables conteurs.
“La connaissance n’est donc pas considérée par Mach comme la déduction ou l’intuition d’une hypothétique réalité au-delà des sensations mais comme la recherche d’une organisation efficace de la façon dont nous organisons ces sensations.”(Carlo Rovelli)
Connaître le monde ne consiste pas à vérifier des vérités dont on aurait l’intuition mais de construire un récit cohérent et dynamique de ce que l’on perçoit et ressent.
4- Des plasticités déplacées
FIG.4 – P.W., plissement de l’univers, dessin numérique, 2024, ©Hantu
En tant qu’artistes nous sommes habitués à créer des systèmes d’association des impressions sensibles. Au niveau quantique, on découvre un monde régi par des lois qui n’obéissent pas à notre expérience vécue, et qui fonctionnent parfois à l’inverse. Toutes nos sensations sont ancrées dans des habitudes de perception qui nous permettent de nous repérer par rapport aux objets, aux milieux, aux formes, à l’intérieur ou l’extérieur, le haut ou le bas… Le dessin « plissement de l’univers » (FIG.4) peut se regarder frontalement sans haut ni bas (on peut tourner le dessin d’un quart de tour autant de fois qu’on le veut), il peut se regarder en vue icarienne. Chaque nageur est dans son couloir mais des gouttes d’eau coulent à travers le plissement en forme de ressort. Comment comprendre une forme qui n’a pas de forme, ni dedans ni dehors ?
Se projeter à l’échelle subatomique c’est d’emblée risquer un phénomène de “décohérence“ inversée : même si d’expérience on s’abstrait de notre corps, c’est d’abord à partir de lui que l’on travaille. Que se passe-t-il lorsque nous nous intéressons à une réalité complexe étrangère à notre corps “réel” ? Peut-on agir sur notre réalité en se projetant en imagination à une autre échelle que celle de notre corps ?
Des pratiques somatiques comme le BMC (Body Mind Centering) travaillent par exemple sur notre conscience cellulaire, c’est-à-dire à la possibilité de percevoir et de comprendre ce qui se passe dans notre organisme à l’échelle de nos cellules.
Le quantique affirme que ce qui se passe à l’échelle atomique se retrouve à l’échelle de l’univers tout entier. Nous nous permettons de transposer cela à notre corps et au cosmos, ce qui résonne avec de nombreuses pratiques somatiques, performatives et méditatives auxquelles on a fréquemment recours dans le processus de création.
FIG.5 – P.W. lumière d’étoiles,
Les théories de la physique quantique ne sont-elles pas des sortes de récits mythologiques ?
dessin numérique, 2024, ©Hantu.
Nous avons besoin de modélisations autant que de récits. De tout temps, les artistes se sont attelés à produire des représentations pour comprendre et agir sur le réel. Par bien des côtés, ce que nous pouvons comprendre des théories quantiques, nous ramène à la magie, l’animisme, la philosophie présocratique, l’alchimie, la possibilité d’atteindre des états de perception modifiée. Nous avons tout au long de notre carrière investi nombre de ces domaines, en créant notre cosmologie personnelle et en concevant des modes de représentation complexes. Nous nous sommes nourris d’esthétiques partagées comme la perspective, le surréalisme, le cubisme, l’abstraction lyrique etc., mais aussi des cosmogonies décrites par les anthropologues qui désormais nous semblent plus familières.
Les questions de genre, de sexualité, d’appartenance ethnique, de territoire et de frontières, sont elles-aussi autant de déterminations –choisies, imposées ou rejetées– qui ont constitué nos identités en interaction et en mouvement et ont nourri nos pratiques. Nos affects personnels et collectifs ne cessent d’émerger dans un milieu protéiforme et non définitif dans lequel interfèrent nos représentations et nos expériences concrètes.
5- Penser depuis la matière de son corps
“Le pas suivant est beaucoup plus difficile à accepter : l’espace de Hilbert possède une infinité de dimensions. C’est grâce à cela qu’un nombre incroyable de merveilles vont apparaître.” (Alain Connes)
L’acte de peindre provoque l’intrication de l’œil de la main et du cerveau, du corps dans son entier, le geste part des pieds, de la rétine des pieds (A. Berthoz). Ainsi la vision s’organise à partir de la perception du sol par notre voûte plantaire, et de notre perception de la gravité, ce qui nous permet de nous organiser à partir de la verticale et de l’horizontale. Cet acte intègre également le support (le plan de la toile par exemple) la palette, les matières qu’elle contient, le pinceau…
Le regard et le geste sont désynchronisés : on regarde alternativement le “modèle” (fût-il imaginaire), la palette, la toile, tout en continuant de peindre, de prendre de la couleur. Le regard sans cesse compare ce qui vient d’être fait à ce que l’on a l’intention de faire, laissant parfois la main, autonome se mouvoir sans contrôle. On comprend ici ce que dit Mach, qu’il n’existe aucune distinction entre le monde physique et le monde mental.
Toutefois on ne peut s’empêcher de questionner notre accès à des phénomènes ayant lieu à des échelles infra-corporelle ou infra-organique. Pour Alain Berthoz, l’espace cartésien, avec les capteurs otolithiques, est inscrit dans notre physiologie et il nous est facile de nous le représenter car il est cohérent avec notre sensibilité optique et proprioceptive, notre sens du mouvement, la manière que nous avons de nous y mouvoir. Comment être présent et en cohérence en-deçà du corps ? Que signifie penser depuis la matière qui nous constitue et non depuis le système de nos différentes parties corporelles ? Notre anatomie définit l’échelle de plasticité de notre corps. Bellmer a imaginé la malléabilité de nos organes comme la possibilité d’un déplacement de nos sens et de la douleur : ce faisant, il a opéré un déplacement de l’imaginaire de la perception.
FIG.6- P.W.,ondes et particules, dessin numérique, 2024, ©Hantu
C’est à l’époque des premiers développements de la révolution quantique, que Duchamp se penche sur les théories de la perspective à la Bibliothèque Sainte Geneviève et qu’il envisage les théories sur l’aura et la parapsychologie. Il considère que les photographies prises par Brassaï de ses ready-made projetant une ombre bidimensionnelle sur les murs de son atelier, sont des projections tridimensionnelles d’un espace à 4 dimensions.
Plus récemment Libby Heaney, docteure en physique quantique devenue artiste, crée à partir de de qubits et de particules. Selon elle, la physique quantique comporte une dimension artistique notamment parce que le potentiel des technologies quantiques permet d’explorer l’invisible :
“les objets quantiques peuvent être dans une multiplicité d’endroits en même temps, ils peuvent rester liés malgré la distance, ou encore bouger de manière arbitraire. Tout comme l’art, la physique quantique permet d’aller au-delà de sa propre expérience. […] en travaillant en tant que chercheuse, j’ai été saisie par le manque de discussion critique. Les scientifiques – moi comprise – étions sous la pression permanente de publier de nouvelles recherches, sans avoir le temps de questionner les impacts politiques, économiques et sociaux de notre travail. Aller vers l’art m’a permis d’avoir un regard plus profond et plus critique sur les technologies émergentes, telles que l’ordinateur quantique mais aussi le machine learning.” (Libby Heaney)
Comprendre ce qu’est l’espace au-delà de trois dimensions provoque un déracinement du corps et sa projection dans une spatialité inconnue. On ne pense plus en termes de forme mais en termes de déformation, c’est à dire en termes de transformation et d’interaction de la forme (dessin « ondes et particules », FIG.6). Les propriétés quantiques troublent notre réalité et les certitudes qui freinent nos changements de comportements. Le quantique pose des questions politiques, en affirmant l’importance du contexte et de la subjectivité –la manière dont chaque individu mesure et appréhende le réel– mais sans réduire la personne à un point de vue, car chaque expérience est unique et tout objet scientifique (donc tout corps) est pluriel. Or,
“Ces deux concepts [subjectivité et pluralité] sont intrinsèques à l’art : les significations et les perceptions d’une œuvre sont multiples et non-définies.” (Libby Heaney)
Pour autant la technologie quantique s’accompagne aussi d’une description toujours plus fine et exhaustive de cette subjectivité, avec un recoupement démultiplié des données. Heaney dénonce les dangers des interfaces cerveau-machine dans lesquelles les GAFAM investissent massivement et qui font peser un risque sur les libertés individuelles, la confidentialité de nos informations, la surveillance et le contrôle de nos vies. Pour penser la puissance de l’ordinateur quantique, Heaney en passe toutefois par un organisme vivant et réel, développant une intelligence différente de la nôtre ; elle fait appel à la figure de l’octopus et de ses huit tentacules abritant des cerveaux périphériques.
6- La plasticité des systèmes symboliques
Ce qui aujourd’hui caractérise notre connaissance ne consiste pas en une compilation de nouveaux savoirs qui viendraient enrichir nos encyclopédies. La connaissance est la capacité à prendre en compte la nature même d’un objet de connaissance, à savoir qu’il s’agit d’un objet relatif et relié au reste du monde. Aucun objet conceptuel ou matériel n’existe isolément hors d’un système de relations. Le quantique nous permet de questionner les catégories de notre monde macroscopique.
“Le cœur de l’interprétation ‘relationnelle’ de la théorie quantique est l’idée que la théorie ne décrit pas la façon dont les objets quantiques se manifestent auprès de nous (ou auprès des entités particulières qui ‘observent’), elle décrit comment n’importe quel objet physique se manifeste auprès de n’importe quel autre objet physique. Comment un objet physique agit sur un autre objet physique.
Nous pensons le monde en termes d’objets, de choses, d’entités (dans le jargon scientifique, nous les appelons ‘systèmes physiques’) : un photon, un chat, une pierre, une horloge, un arbre, un garçon, un village, un arc-en-ciel, une planète, un amas de galaxies, etc. Ces objets ne sont pas murés chacun de leur côté dans une solitude dédaigneuse. Au contraire, ils ne cessent d’agir les uns sur les autres. Ce sont ces interactions que nous devons examiner pour comprendre la nature et non les objets isolés.” (Carlo Rovelli)
Nous assistons en conséquence à une crise de nos systèmes symboliques. Pas seulement du fait des découvertes de la science mais aussi parce que nos certitudes d’hier sont débordées aujourd’hui par les effets du postcolonialisme et des luttes émancipatrices, par les changements opérés dans la société et tandis que la crise environnementale met en évidence les dégâts causés par les révolutions scientifique et marchande (Carolyn Merchant). À l’heure de la globalisation et des revendications identitaires il n’y a plus de vérité que relative ; toute prise de parole est d’abord assujettie aux questions : d’où parle-t-on ? À qui ? Pourquoi ? Dans quel cadre ? La valeur de l’information est d’évidence relative au contexte qui la produit.
“Selon le physicien David Bohm, une science mécaniste basée sur l’hypothèse que la matière est divisible en parties (telles les atomes, les électrons ou les quarks) déplacées par des forces extérieures pourrait céder la place à une nouvelle science basée sur la primauté du processus. […]
La dépendance au contexte, qui est contraire au mécanisme et fait partie de la vision organique du monde, est une caractéristique fondamentale de la matière.” (Carolyn Merchant)
La crise des systèmes symboliques est une crise de la connaissance c’est-à-dire de la cohérence de nos savoirs et de l’importance hiérarchique qu’on leur accorde. Comment se constitue un système symbolique ? En obéissant à des enjeux politiques et économiques plus souvent qu’au pouvoir d’individus isolés. Pour changer notre conscience, donc nos représentations, il faut changer notre société et réciproquement pour changer en profondeur notre société il faut changer nos consciences. Le rôle du collectif, la nécessité d’une organisation plus solidaire et interactive entre les individus, la multiplicité de nos identités et notre appartenance à des communautés diverses, clairement identifiées ou non, notre interdépendance… sont des idées de plus en plus présentes dans notre imaginaire individuel et collectif, mais ces idées structurent aussi concrètement notre vécu quotidien. Ainsi la science, l’imaginaire et la société avancent de concert en interagissant. Pour Rovelli qui décrit des phénomènes quantiques, “Le monde que nous observons est continuellement en interaction”, et pour Baptiste Morizot qui s’intéresse aux relations de l’humain avec les autres espèces, il est en continuelle “négociation”.
“Le monde se fragmente en un jeu de points de vue, qui n’admet pas une vision unique. C’est un monde de perspectives, de manifestations, et non d’entités aux propriétés définies ou de faits univoques. Les propriétés ne résident pas dans les objets, elles sont des ponts entre les objets. Les objets ne sont tels que dans un contexte, c’est-à-dire uniquement qu’en relation avec d’autres objets, ce sont des nœuds où se rencontrent les ponts. Le monde est un jeu de perspective, un jeu de miroirs qui n’existent que dans leur reflet l’un dans l’autre.” (Carlo Rovelli)
L’Histoire n’est qu’une rencontre fortuite d’événements et de développements qui modifient nos points de vue, nos consciences et nos récits, mais qui motivent ou justifient malheureusement ensuite certains de nos agissements. La Renaissance c’est Gutenberg et l’avènement de l’imprimerie, l’ascension du pouvoir de la Bourgeoisie, le développement commercial et le colonialisme, les bouleversements religieux suivis par la naissance du Calvinisme, l’invention de la perspective “légitime” (légitimée par la science), la révolution scientifique et la vision mécaniste du monde… tout cela construit un système et répartit le pouvoir pour que le système soit pérenne : un pouvoir économique, soutenu par un pouvoir financier, validé par la science et la philosophie sous le regard de la religion et du royaume, et relayé par un pouvoir militaire et policier… Ainsi l’effet le plus important de la révolution scientifique, selon Merchant fut que :
“la nature était désormais considérée comme un système fait de particules mortes et inertes, mues par des forces externes (plutôt que des forces lui étant inhérentes), la trame mécanique pouvait en elle-même justifier la manipulation de la nature.[…] Sur toile de fond du désordre social, religieux et cosmologique de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, le mécanisme apparut comme une antidote à l’incertitude intellectuelle et comme une nouvelle base rationnelle pour la stabilité sociale.” (Carolyn Merchant)
Tous nos systèmes symboliques cohabitent au sein d’une organisation pyramidale qui organise le partage du pouvoir. Tous les systèmes de compréhension, de connaissance, de représentation du monde sont imprégnés par des questions politiques, par le contexte historique. La théorie quantique est profondément révolutionnaire car elle affirme que les objets n’ont pas de place ou de qualité prédéfinies et qu’ils sont moins signifiants que leurs liens avec d’autres objets. Non seulement aucune particule n’est inerte, mais au contraire tout ce qui existe est instable et participe d’un désordre, c’est-à-dire d’un ordre en perpétuel mouvement. Cela est effrayant pour notre conscience si nous sommes éduqués et préparés à penser l’instabilité comme dangereuse. Nous pouvons tout autant considérer l’immuabilité, le contrôle, la fixité des certitudes, l’invariabilité, l’assignation à résidence, l’immobilisme comme un état symbolique d’apathie et liberticide. En privilégiant l’indétermination de tout processus aux dépens d’une caractérisation spécifique des objets en cause, la physique quantique participe d’un renouvellement de notre conception de l’histoire, de la société, du sens de la vie commune et de la mort. Cela ne signifie pas que la physique quantique soit à l’origine de tout cela, mais elle est partie prenante de nos interrogations sur ce qui fait le monde, tant dans ses propriétés physiques et matérielles que dans ses aspects artistiques, mentaux et psychologiques.
Conclusion (retour sur la plasticité quantique comme enjeu de la connaissance)
“Pour résumer, lorsque l’on ne connaît pas toute l’information sur le système quantique, cette connaissance partielle est à l’origine d’une évolution qui émerge comme par miracle à partir du fait précisément que notre connaissance est imparfaite.” (Alain Connes)
De notre ignorance émergent nos futurs savoirs, les fondements de notre culture en permanent devenir, cela signifie que nous pouvons choisir dans quelle direction activer la plasticité de nos systèmes de représentation –penser notre place dans l’univers, notre responsabilité dans la crise environnementale qui secoue la planète et notre relation au vivant, penser notre condition et le sens d’être vivant. Nos nouvelles connaissances ont le potentiel de changer notre conscience et nos habitudes comportementales. Si nous prenons le parti de considérer que la finalité de toute connaissance est l’harmonie entre nos différents degrés d‘implication dans l’existence, que nous apprennent dans ce contexte les principes de la physique quantique sur nos possibilités de vivre ensemble ?
La physique quantique en donnant la primauté au processus plutôt qu’à la classification d’éléments déterminés par des caractéristiques intrinsèques et définitives, nous permet de réviser cette façon que l’on a d’inventorier le monde et nous suggère que rien n’existe en soi mais uniquement en relation à ce qui l’entoure. Tout n’est que négociation, de sens, de déformation de l’espace, de mouvement… L’approche intuitive et empirique de la connaissance s’en trouve valorisée et le processus prédomine sur un résultat toujours pour partie aléatoire. Appliqué à l’art cela signifie que l’œuvre réside moins dans l’objet final que dans le processus de création, ce que manifeste le développement de la performance –collective, collaborative, participative, relationnelle–, de l’art interactif, du work in progress, de l’art éphémère, de l’art contextuel…
“C’est fascinant de voir qu’un espace tel qu’on le connaît produit un spectre. Mais il existe des exemples où l’espace est perçu par son spectre, et on ne sait pas quel est cet espace ; il est mystérieux.” (Alain Connes)
La physique quantique affirme également qu’une grande part de la réalité nous échappe, soit parce qu’on n’y a pas accès, mais aussi même lorsqu’on y accède parce qu’on ne la comprend pas, qu’elle échappe aux lois physiques que nous connaissons. Elle affirme la beauté du mystère sans en faire une source d’inquiétude. Elle réhabilite les forces aléatoires, le hasard, l’incertitude, l’indétermination, la probabilité lorsque la culture du risque souhaiterait pouvoir tout contrôler, prétendant ainsi nous rassurer et prévenir les aléas de la vie. Mais nous rappelle encore Rovelli “le but de la science n’est pas de faire des prédictions”. La science quantique offre aujourd’hui des images puissantes d’indétermination.
“Le quantique a cette extraordinaire fantaisie, cet extraordinaire pouvoir imaginatif, qui fait que, chaque fois que l’on répète une expérience microscopique, on obtient une réponse que l’on ne peut ni prévoir ni reproduire. On touche là un problème central que je vais appeler ‘problème de la variabilité’.” (Alain Connes)
Il y a une poésie dans l’indétermination qui touche au surgissement d’une vie organique caractérisée par son opportunisme, à l’apparition du merveilleux, à la surprise de l’imprévu, et qui est aussi une invite à vivre le temps présent. Rien de ce que nous expérimentons ne peut répondre à un programme sans déborder nos intentions. Notre expérience résulte de notre adaptabilité à un contexte, à l’accommodation et la force harmonisante qui se déploie entre tous les corps en présence et à distance.
Nous croyons que le rôle de l’artiste, en exprimant et suscitant des émotions, est d’accompagner ses contemporains dans la compréhension de ce qui les anime, tandis que le monde est régi par l’incertitude et par de nombreux paradoxes.
“Le monde quantique est partout. Il n’a pas de limite. La mer, le sol, la matière dont nous sommes composés, la lumière, le ciel, l’espace. Tout est bâti sur le monde quantique. Même le ‘vide’”.(Christophe Galfard)
Nous cherchons par l’art à comprendre les lois qui régissent la matière et l’ensemble du vivant. Si la physique quantique ne se préoccupe ni du vivant, ni de la perception que l’on a de notre place dans le monde, elle nous donne l’occasion de penser, de façon tout à fait métaphorique, par exemple, que les particules connaissent comme nous l’âme sœur et la synchronicité (via des corrélations non-locales). Ces projections, même anthropocentrées, s’avèrent alors surtout constituer un exercice d’humilité.
_________________________________________________________________________
Bibliographie
Alain Aspect, Einstein et les révolutions quantiques, CNRS Editions Paris, 2019
Hans Bellmer, Petite anatomie de l’inconscient physique ou l’anatomie de l’image, 1957
Alain Connes, La Géométrie et le Quantique, CNRS Editions, Paris, 2019
Christophe Galfard, L’Univers à portée de main, J’ai Lu, Paris 2016
Carolyn Merchant, La mort de la Nature – Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, trad. Margot Lauwers, Wildproject, 2021. (titre original The Death of Nature, Women, Ecology and Scientific Revolution, Harper & Row, Publishers, San Francisco, 1980)
Carlo Rovelli, Helgoland, Paris, Flammarion, 2021