Réalisée entre 90 et 92 grâce à une bourse Villa Medicis Hors les Murs, cette installation vidéo évoque autant la table de Poker que le journal de 20H (lequel installait encore les reflets bleutés de la misère du monde dans le creux de nos assiettes).
Il s’agissait ,au moment où médias et pouvoirs politiques insistaient pour la création d’une europe des banques, de partir à la rencontre des temporalités, des cérémonies, des gestes et des regards, des désirs et des rêves des peuples, ici de la Méditerrannée d’Europe latine.
Au début, confrontation d’un match de foot à Marseille et des fêtes de Pâques à Trapani, d’une corrida à Cordoue, puis les rues, l’agitation, les passant.e.s dans les trois rives de la méditerrannée.
Enfin la fin de l’après-midi d’été, quand on traîne, que l’on a le regard qui se perd, pour rien, le vide, enfin.
La bande son est le résultat d’un mixage des sons synchrones ou pas, des silences des prises de vues. Je l’ai réalisée sous l’oreille vigilente de Raymond Boni.
©photo ci-contre Alfons Alt lors de l’exposition à la tour du Roi René
conseil technique pour la Vidéo Gérard Teissedre.
Marseille, Syracuse Cordoue à l’atelier Glück, Milan.
Quand j’ai besoin de vérité, je regarde.
Je sais ce qu’il me faut regarder : visages, corps, formes, vies.
Je me laisse aller à la vue, de sorte que mon corps ne me dérange pas et j’impose à mon esprit de regarder. Je lui impose d’arrêter de penser, plaintif, incessant, fastidieux.
Je lui ordonne de regarder, de façon à ce que les images se figent un peu et durent le temps nécessaire à ce que chaque détail fasse défiler le fichier rotatif des souvenirs, jusqu’à trouver la lumière ou la couleur, la forme ou le mouvement grâce auxquels déferlera une vague d’émotion.
Je sens alors que le corps lui-même se laisse aller, presque à se dissoudre dans cette onde qui, finalement, s’est formée dans la vérité.
Je n’ai pas toujours envie de vérité: le plus souvent, je voudrais regarder sans devoir voir.
Lorsque je marche en pensant, je ne regarde pas. Lorsque je regarde les pensées des autres, je ne pense pas. lorsque je ne pense pas, c’est comme si je n’étais pas vivant. Très souvent, je vois avec les yeux d’un autre ses propres images, ses pensées, ses souvenirs. Ces images m’apparaissent alors artificielles, ressassées, tellement forcées qu’elles n’en semblent plus naturelles. De temps en temps j’ai besoin du blanc absolu d’une dissolution, comme d’un jeûne périodique.
Tout le monde cherche à me faire voir ses images, comme quand de nombreuses personnes, réunies ensemble, hurlent simultanément pour imposer leur vérité. Moi, comme chacun de nous, je sais n’être prêt à entendre la vérité qu’en certaines occasions, jamais en permanence et souvent par hasard. C’est ainsi que me lassent les marchands d’images, les vendeurs de photogrammes et les traficants de détails interdits. Ils veulent enfoncer dans mon cerveau quelque chose que je n’entends pas ou que j’entends par moments ou que, si je l’entends, je ne l’entends que peu de temps et, une fois entendu, je ne veux plus l’entendre. Parce que ce n’est pas là ma vérité.
Je ne suis pas un producteur d’images mais un consommateur.
Je privilégie les illustrations simples, colorées avec des teintes pastel et je veux celles aux lumières obliques, des aubes ou des couchers de soleil, sans pour autant dédaigner les ciels gris et les clartés livides de la pluie, qui semblent être les eternelles funérailles de ma vie affective, ma mère et mes femmes, mon coeur et ma chair.
Il suffit.
Alors que, occupé par ces réflexions, je déambule dans les espaces d’une exposition d’art-vidéo, je repère une table où trois moniteurs sont encastrés dans chacun des quatre côtés de la table. Douze moniteurs pour quatre personnes.
Chaque triplette de moniteurs par coté retransmet les mêmes images: une procession religieuse en Sicile, une corrida à Cordoue et un match de Football à Marseille. Les gens, dans trois villes différentes, sous différents prétextes de rassemblement et de spectacle, se déplacent, bougent, se bousculent, affluent et se recueillent avec des gestes identiques face à Dieu, à la mort et au jeu. Ils s’expriment eux-mêmes avec spontanéité, comme devant une camera cachée.
Il s’agit de douze miroirs à travers lesquels regarder pour voir.
J’ai alors envie de vérité.
Je tente de perforer les corps de ces acteurs occasionnels pour en voir le psychisme ou arriver jusqu’à leur âme: je cherche leurs yeux qui ne fixent jamais l’objectif. Je cherche parmi eux le cinocéphale, un centaure, un satyre, la gorgone, des minautores, un licanthrope, je cherche les silènes ou toute autre transformation des traits, la bestialité qui, dit-on, sommeille dans nos profondeurs et devrait altérer les physionomies, en particulier lorsqu’on est regardé sans le savoir.
Je cherche les différences entre eux et moi afin de reconnaître et de détester ma propre bestialité, mais j’en ai déjà suffisamment vu pour savoir que je ne peux refuser de regarder. C’est le but recherché par le réalisateur qui a construit cette table: il veut que, regardant tout le monde, je finisse par me sentir personne.
Je commence à croire que je suis comme la foule que je vois et je sens mes muscles qui commencent à se réchauffer, souples et fourmillants. Je m’abandonne contre le dossier de ma chaise, faisant aller mes yeux d’un miroir à l’autre. Le réalisateur a distribué les temps et les intervalles de façon à ce que mon esprit absorbe lentement la situation. Je continue à voir les mêmes images venir et revenir, jusqu’à être contraint de faire ce que le réalisateur voulait que je fasse: penser au travers de ses images. Je suis pami la foule. Ou plutôt, je me trouve parmi trois foules dans trois miroirs et trois villes. Partout je ris, partout je parle à voix haute, partout je me mêle aux gens et finalement je me sens un parmi tous ceux qui rient, qui parlent, qui marchent sans savoir qu’ils sont regardés.
Peut-être était-ce vrai ce qu’on me disait lorsque j’étais enfant: l’oeil de Dieu te suit partout et te surveille pendant que tu ris, pendant que tu pleures, que tu sois en train de manger ou de travailler, mais surtout quand tu commets une faute.
L’oeil de Dieu est une camera en circuit fermé qui surveille les stades, les placas de toros et les routes, comme dans les banques, les prisons et les supermarchés et cette table à douze miroirs est la console de la divine surveillance sur notre misère spirituelle.
Peut-être ai-je vu, pendant un instant, ce que je devais regarder.
Marco MARGNELLI
Traduction : Claude Galli