À propos de la Résidence d’artiste à TéATreÉPROUVèTe (Corbigny, mars-septembre 2004) :
Service d’artiste à domicile (Photographies des objets fidèles d’un couple de personnes âgées dans un « service d’artiste à domicile » sur une période de 7 mois.)
« L’inconformiste, quelques notes sur la démarche de Pascale Weber », Fidèles inanimés, pascale weber artiste à domicile, catalogue avec des textes de G. Pons, J. Bojko, C. Gaillard et D. Breulles
éd. Un Deux Quatre, Clermont-Ferrand, 2004.(32 p.)
texte réédité dans Turbulences Vidéo #65, Juin 2004.
L’unique confession sincère est celle que nous faisons indirectement – en parlant des autres. (E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né.)
[…]La philosophie de Pascale Weber, autant que je puisse la reconstituer à partir des photos et des notations écrites qui les accompagnent quelquefois, est aussi engagée et radicale, que son activité singulière.
La vie animale montre parfois d’ingénieux subterfuges où l’homme a pu trouver quelques sujets d’inspiration, et j’ai presque envie de chercher dans les moeurs bizarroïdes d’un crustacé certaines similitudes avec le comportement artistique de Pascale Weber : « Les crabes oxhyninques ajustent sur leur carapace des algues, des dépouilles de menus animaux morts, des graviers, des tessons. » (Roger Caillois, Esthétique généralisée, Gallimard, 1962, p. 23.)
Pascale Weber, en effet, ne repart jamais bredouille des diverses maisons où, pour un temps variable, elle a été hébergée, mais si les objets, plutôt hétéroclites, s’entassent dans la valise que l’artiste transporte partout avec elle, sorte de cabinet de curiosités portatif, c’est en raison de la générosité de ses hôtes, qui tiennent à lui laisser des souvenirs — parfois encombrants ou insolites —, et non d’un souci kleptomane. De Balzac, ou Baudelaire, à Susan Sontag ou Michel Tournier, on connaît les charges, innombrables, contre la photographie, le reproche qui lui est fait, entre autres, d’être une activité de prédateur : « Quiconque craint d’être “pris” en photographie fait preuve du plus élémentaire bon sens. » (Michel Tournier, Le Roi des Aulnes).
Pascale Weber ne prend pas de photos lors de ses escales, je veux dire qu’elle ne s’empare pas de ce qu’elle vise, d’ailleurs, elle ne vise pas au sens propre du terme. Par discrétion, par égard pour ceux et celles, parfois âgés, parfois voûtés, qui la reçoivent, l’opératrice préfère orienter son appareil vers leurs objets familiers, ces modestes accessoires qui accompagnent leur vie quotidienne, qui la leur rendent aussi moins douloureuse, ou moins difficile. Voici comment elle-même décrit son attitude : « Dans ce projet, mon principal souci aura été de ne jamais manipuler les personnes auxquelles j’ai été associée, ne pas leur demander de jouer un rôle de vieux. Je n’ai cherché non plus à essayer de retranscrire ce qu’il me semblait être leur douleur. J’ai voulu parler au contraire de la vieillesse telle que je pouvais déjà aujourd’hui la ressentir, une fatigue, une usure, des objets et meubles fidèles qui le corps meurtri. » (Service d’artiste à domicile).
Il peut s’agir de couteaux tout simples, de vieux couteaux, au manche courbé par les lavages successifs, ainsi que par l’usage, discrète allusion au temps qui peu à peu ploie la colonne vertébrale et déforme les membres. Un diptyque montre des fauteuils, confortables, mais sans pedigree, ce ne sont pas des “meubles de style” ; l’un d’eux a été surélevé, probablement par souci des utilisateurs — un couple de retraités — d’être sur un pied d’égalité, à l’unisson. Il s’agit donc de menues choses, photographiées en l’état, “dans leur jus” en quelque sorte, et pour cela lestées de sens. Le déambulateur, par exemple, autour duquel Pascale Weber a beaucoup tourné, qu’elle a photographié en plongée, n’est nullement devenu un “ready made”, non, mais j’aime y voir comme une sorte de balcon, un balcon transportable, en appui sur le sol, et grâce auquel le paysage alentour peut se mettre à bouger. On en dirait autant des portraits, démultipliés (littéralement), d’une canne télescopique.
Les photos ? Ici souvent malmenées (pliées,déchirées, détourées, retravaillées par montage) ; il y a là un désir de jouer avec retenue avec l’objet par l’entremise de son image.Il y a un parti pris de distance respectueuse, un refus de l’arrière-plan trop descriptif de la profondeur de champ, annulée par détourage. Bref, Pascale Weber approche ses sujets avec un mélange de bienveillance et de modestie, cette modestie que Proust affectionnait à juste titre dans les natures mortes de Chardin. C’est normal, après tout, ces objets sont humbles, et nécessaires aussi, quoique d’une nécessité variable, et il est logique de les célébrer avec des moyens placés au diapason. Pour autant, les photos n’ont rien à voir avec celles qu’on trouverait dans un catalogue d’objets médicaux vendus par correspondance. Mal accroché au mur, un tableau représentant la tête d’un épagneul apparaît comme il est, bancal. Au lieu de le redresser, Pascale Weber a choisi de le montrer tel quel ; ainsi, il cristallise à manière l’esprit de la maison. Ailleurs, c’est un tabouret de piano, élimé, effrangé, cadré à bout portant, et qui fait un troublant contraste avec l’impeccable rangée des touches en ivoire.
Si, dans les foyers occasionnels où elle est accueillie, Pascale Weber se présente ironiquement comme une sorte d’intruse, ses photos, elle les prend toujours sur la pointe des pieds, en perpétuel déséquilibre. Elle ne sait pas à l’avance où elle ira, elle ne sait pas non plus où elle dormira, pas davantage dans quelle demeure elle travaillera, les choses se font au coup par coup, à l’aventure, au gré des circonstances et des affinités. Pascale Weber, ou l’incertaine mise en oeuvre du commensalisme.