Portrait d'Artiste

« L’art domestique, l’art de la rencontre »

Arts & cultures, n°212, Interview de P. Weber

par Cécile Jouanel (2004)

Depuis quatre ans, Pascale Weber travaille essentiellement sur le territoire, essayant plus particulièrement de cerner celui de l’artiste. « J’ai d’abord pensé que le musée était cet espace de prédilection. J’y ai donc travaillé de façon clandestine ». Squatteuse de musée, banquière, représentante en art domestique, artiste à domicile, la vidéaste Pascale Weber recherche par ces différentes expériences quel est l’espace réservé à l’artiste dans la société. 

Inconnue, elle s’invite dans des lieux institutionnels et mène des opérations sans aucune autorisation particulière. Elle expose elle-même ses photos avant d’envoyer des cartons d’invitation aux officiels, fait jouer des personnes complètement étrangères à l’art et les filme sur place. Au musée Nicéphore- Niepce de Chalon-sur-Saône, les gardiens finissent par se rendre compte de son accrochage «sauvage» et lui courent après. Au musée des Beaux-Arts de Besançon, les images de sa fille côtoient les grands maîtres de la peinture classique. «La création de mon propre territoire à l’intérieur d’un territoire était finalement très inconfortable et j’ai arrêté ce type d’interventions pour investir le monde du travail et lancer la BTP, la Banque du temps qui passe. » Ses actionnaires, faute de temps libre, la rémunèrent pour mener à leur place un certain nombre d’actions qu’elle filme et leur restitue sous forme d’images. En fonction des demandes, elle se rend à des vernissages, des soirées, va manger, se promener en forêt en marche lente ou bien encore se faire masser. Tous les mois, elle envoie à ses clients un relevé bancaire, tous les actionnaires partageant les photos et le temps des autres. «Détourner le principe d’une banque qui propose non pas de l’argent mais du temps était aussi une manière de dire que je n’étais pas prête à travailler avec des galeries et tout un système financier.»

Comme une extension de son espace vital

Même si la BTP existe toujours, elle continue son exploration en s’intéressant à l’usine. «J’ai longtemps vécu dans une région, le Haut Jura, où les intérimaires sont nombreux et l’usine occupe une place très importante. Les ouvriers calquent complètement leur rythme de vie sur elle.» Dans la Plastics Vallée, le souffle d’une machine projetant du plastique en tournant à vive allure l’inspire. Elle filme et enregistre la respiration des bidons qui lui évoque celle d’un individu et plus métaphoriquement celle de tout un pays. «Je parlais des gens et des expériences que je ressentais mais je n’osais pas me confronter directement à eux. J’étais juste sur leur espacetravail pour montrer comment il s’interpénétrait avec leur vie domestique. » Pour aller plus loin dans la rencontre, Vidéoformes lui propose une résidence d’une année durant laquelle elle séjourne à mi-temps chez des familles dont elle change tous les mois. «Quand j’ai commencé, je ne savais pas du tout ce que je cherchais. Tout ce que je savais, c’est que je voulais aller chez elles pour explorer leur territoire, ce qui était aussi une façon de m’interroger sur le mien puisque dans les musées je me sens intruse, même pour des expositions institutionnalisées, et que dans le monde du travail je ne peux m’exprimer que sur le mode de la satire. Du coup j’ai un regard très critique qui n’est pas forcément bien reçu.» Pour éviter d’agresser d’entrée ceux et celles qui l’hébergent et afin de gommer toute allusion à la téléréalité, Pascale Weber laisse tomber la vidéo, préférant la photographie. «Je ne voulais pas que les personnes se sentent espionnées. D’ailleurs, en me mettant à leur place, je n’aurais pas aimé être prise en photo. J’ai donc choisi d’immortaliser leurs objets, sans les mettre en scène et sans les déplacer.» Consciente que toutes ces images risquaient de ressembler au final à un catalogue de type La Redoute, elle décide qu’elles auraient toutes un format carré et qu’elle ne retoucherait pas les couleurs. « Elles sont pour moi un échantillon que Je peux ensuite ramener dans ma maison. Elles constituent une extension et un agrandissement de mon espace vital. C’est pour cette raison que Je travaille aussi sur le flou, avec des cadrages extrêmement frontaux pour ne pas tomber dans l’exercice de style. » De retour chez elle, elle a également réalisé une série de petits films vidéo d’une minute, inspirés de ses discussions dans les différents foyers.

Une valise balise

En arrivant à une nouvelle adresse, Pascale Weber était toujours accompagnée de sa valise de représentante en art domestique qui s’est vite transformée en objet de communication et d’échanges. Au début, elle ne contenait qu’un livre de Georges Didi-Huberman intitulé La demeure, la souche – apparentement de l’artiste. Puis, au fur et à mesure des prises de vue, l’artiste a glissé des sorties imprimées pour que ses hôtes se rendent compte de ce qu’elle faisait pendant leur absence. «Cette valise est devenue une balise. Elle restait en permanence chez les gens, même quand je n’y étais pas. Petit à petit, Ils se la sont appropriés. Une petite fille a déposé des décalcomanies, un syndicaliste des tracts, quelqu’un une soupe chinoise lyophilisée au cas où je serais un jour mal reçue. Certains ont pris des choses à manger, d’autres ont lu les courriers précédents que j’avais laissés. Je l’ai photographiée régulièrement puisque son contenu ne cessait de changer. Maintenant, elle est pleine à craquer.» A l’issue de sa résidence, un catalogue a été édité pour lequel elle a écrit un dictionnaire philosophique de la vie domestique. «Cette expérience n’est pas un documentaire et je ne voulais pas être piégée par trop de narratif. L’ idée était de faire exister la durée et l’instantané de l’image sans être dans le Journal de bord. Donc d’introduire du temps différemment qu’avec des légendes.» Cette satire, composée d’articles de A à Z, évoque aussi bien l’animal domestique que les babouches qu’on lui a offertes dans une famille, la moutarde que le canapé-lit qu’elle n’arrive pas à replier le matin, les plantes d’intérieur que les différentes chambres dans lesquelles elle a séjourné. Son texte est une lecture de la vie quotidienne en fonction de ses états d’âme, des lieux et de la fatigue. A côté de considérations très pragmatiques, elle aborde le phénomène de la rencontre et de la perte de repères «car c’est une épreuve physique de changer de lieux de résidence tous les mois !»

Les 80 ans de ma mère

En même temps qu’elle était représentante en art domestique, Pascale Weber intégrait un service d’artistes à domicile lancé par Jean Bojko et son TéATR’éPrOUVèTe. L’opération Les 80 ans de ma mère associait 21 artistes à 42 personnes âgées. En mai et juin derniers, elle a été reçue chez un couple qui ne connaissait rien à l’art contemporain. «Quand je les ai prévenus que je travaillerai sur leurs objets, Ils m’ont sorti leurs plus belles antiquités. Je les ai un peu déstabilisés en leur annonçant que Je n’en voulais pas, mais au moins nous avons été très francs les uns avec les autres dès le début.» Et tout en se reconnaissant le droit de ne pas se rencontrer, ils ont appris à se connaître. «L’idée est venue en me promenant avec Marie- Joseph. Comme elle boite, elle a sorti sa canne pliante de son sac à main et je lui ai dit, c’est cet objet qui m’intéresse. Avec le recul, je pense que ce qui m’a plu c’est que l’art me permette de pénétrer un territoire qui jusqu’alors m’était interdit et m’effrayait : celui de la vieillesse. J’ai eu l’impression de jouer avec sa canne pliante comme un enfant avec les talons aiguilles de sa mère. Tous les deux ont eu la gentillesse de me prêter leurs plus fidèles compagnons et, que le mari, assez bricoleur, mette toute son énergie à rendre le quotidien moins pénible à sa femme est un acte d’amour qui m’a beaucoup touchée.» Cette résidence a donné lieu à une publication, Fidèles inanimés, dans laquelle l’artiste a repris l’idée du pli. Les pages se déplient tantôt vers l’intérieur, tantôt vers l’extérieur comme les vieilles gens déplient leurs corps en se levant le matin. Dans ce catalogue, Gilbert Pons écrit : «Pascale Weber ne prend pas de photos lors des ses escales, je veux dire qu’elle ne s’empare pas de ce qu’elle vise, d’ailleurs, elle ne vise pas au sens propre du terme. Par discrétion, par égard pour ceux et celles, parfois âgés, parfois voûtés, qui la reçoivent, l’opératrice préfère orienter son appareil vers leurs objets familiers, ces modestes accessoires qui accompagnent leur vie quotidienne, qui la leur rendent aussi moins douloureuse, ou moins difficile. » Pour autant, elle revendique une liberté de penser et d’agir qui ne limite pas son intervention à un acte utile pour le bien commun, au service d’une bonne cause. «Je ne suis pas assistante sociale. Si je donne, c’est en tant qu’individu et pas en tant qu’artiste, même si l’art relève du politique en étant partie prenante dans la vie du citoyen.»

À l’artiste de créer son propre territoire

Durant son année en périphérie clermontoise, elle a eu l’opportunité de tenir une rubrique sur l’art domestique pour Turbulences Vidéo, la revue trimestrielle éditée par Vidéoformes. Une possibilité pour elle de clarifier ses interrogations sur la place de l’artiste dans la société. «J’ai pris conscience que s’il n’est pas accueilli par la société, si les gens n’ont pas envie de le recevoir ou la curiosité d’aller vers lui, il n’existe pas. Il est donc obligé de créer de toutes pièces un espace de respiration et de rencontre avec le public. Grâce à cette résidence, je me suis rendue compte que je pouvais pénétrer des territoires, m’y incruster, mais qu’en tant qu’artiste, mon devoir était d’en créer un. Si elle m’a confortée dans cette volonté, en revanche elle ne m’a pas donné de réponses claires et nettes sur quel peut être aujourd’hui le lieu qui me conviendrait.» En attendant, l’expérience va se terminer par un banquet happening qui lui tient particulièrement à coeur. En octobre, à la galerie l’Art du temps, où seront exposées toutes les photos, elle compte recevoir à son tour les personnes qui l’ont accueillie. «Tout en mettant à l’épreuve ma capacité à concevoir un petit espace domestique et convivial, je trouve intéressant de revoir après coup toutes les familles ayant participé à l’aventure et je pense que je resterai en contact avec elles.» Bonne hôtesse, elle a déjà élaboré des recettes de cuisine en l’honneur de chacune d’entre elles. Pour l’été prochain, la plasticienne a un projet consistant à imaginer des tentes comme des espaces de vie retournés, l’extérieur de la tente représentant un intérieur d’appartement. Elle pourra ainsi planter son propre territoire d’accueil n’importe où.

Arts & cultures, n°212, Interview de P. Weber par Cécile Jouanel (2004)