Immémorial/non lieu de la mémoire

À propos d’Immémorial  version 3:

Immémorial/non-lieu de la mémoire,

par Antonella Tufano, 

installation vidéo interactive présentée dans le cadre du colloque « Espaces virtuels, du corps en présence », Le Puy-en-Velay, Université de Clermont1. Juin 2009 ( Réalisation multimédia : Luccio Stiz, Aide à la conception du dispositif d’écrans : Jean Delsaux )

L’Auteur intitule son travail : Immémorial – non lieu de la mémoire. Et nous, nous sommes au centre d’un système de paroxysmes dès l’entrée dans ce dispositif complexe qui voyage dans la mémoire de l’auteur et celle des personnes interrogées. Ce dispositif qui change de forme selon les exigences de l’espace qui l’accueille, selon son évolution dans le temps et l’épaisseur des images-paroles-sons-lumières qui le composent.

L’Auteur précise : Objet en quatre temps sur la mémoire. Le sens de la mémoire ici évoquée se précise et révèle sa complexité. Cette mémoire est multiple : selon le cheminement de l’Auteur, elle se constitue de la mémoire inconsciente de l’auteur et celle d’autres personnes, croisées selon un dessein involontaire. Loin d’un travail nostalgique, l’Auteur explore d’un œil impitoyable et amusé – parfois cynique – les mécanismes qui permettent aux souvenirs de prendre forme, même  -et surtout- s’il ne sont pas conformes à la réalité.

L’Auteur affirme : Histoire = les choses dignes de mémoire. La dignité de ces souvenirs est en fait très indigne, leur légitimation dépendant exclusivement de l’usage qui leur est destiné, de la valeur intime leur accordée. Le passant qui rentre dans le dispositif est invité à parcourir les 4 temps qui le composent et en découvre à la sortie qu’il n’a pas avancé, mais a juste participé à la construction d’un travail collectif de légitimation de l’intime, d’une miette de mémoire. A l’époque du moralisme triomphant, rien  n’est plus indigne que ce moment d’ hédonisme qui consiste à dire « je me souviens » et enchainer avec un plaisir gourmand les perles sur un fil de voix.

L’Auteur a construit son objet en quatre temps-espaces : les obscurs rivages de l’origine, le temps de machines, l’oubli, la préparation au tombeau. Le premier est un tissu de souvenirs des moments premiers, scandé par le terme  inconcevable. Dans le second temps, les rêves entrent en jeu, la culture, pas franchement passionnante, laisse aux rêveries la possibilité de concevoir les trous de cette mosaïque. Troisième temps, la maison, l’espace. La maison est un sanctuaire et pour marquer la sacralité de ce temps- lieu, les images d’enfants plongeant dans l’eau reviennent en boucle et un mystérieux insecte surgit. Un sentiment étrange s’installe, nous sursautons – comme les chiens d’un fragment-  de surprise ou peur. L’atmosphère devient grave, nocturne, comme la voix mécanique sur le répondeur : il faut aller se coucher. Dans le dernier temps, les silhouettes nous rappellent que nous sommes des ombres et que cette descente chthonienne n’a rien d’immatériel. Le chemin qui y mène est pavé d’éléments triviaux, de chair, de corps, de matière. La réalité de ces images parfois mouvantes, où les mots s’incrustent, où les voix se superposent, celles des témoins, parfois inaudibles, et celle de l’Auteur, avec son  rythme durassien, nous entraîne et rassure dans cette recherche de mémoire.

Les termes se renvoient l’un à l’autre et la forme du dispositif semble exploser dans l’espace, comme certains dessins de Libenskind. Réalité et mémoire se posent donc d’ d’emblée comme un miroir déformant que les écrans de projection d’Immémorial pourraient représente spatialement. Cet appareillage complexe que je n’arrive toujours pas à définir  (une œuvre, une installation, un dispositif ?  les arts plastiques exigent pourtant la précision et PW le sait, elle qui s’amuse à mélanger expérience intime, recherche, pratique plastique et écriture critique) sera donc pour moi une machine au sens grec,  c’est à dire l’outil qui permet le dénouement d’une situation, voire d’une tragédie. Cette dimension spatiale supplémentaire, le lieu du jeu d’acteurs multiples, renvoie à leurs mémoires. A leurs mémoire labiles qui veulent inventer, réinventer, retrouver, reconstituer à tout prix ce que la Mémoire du temps à effacé.

Qui n’a pas de mémoire n’a pas d’histoire. Tel paraît le constat-question de PW. Mémoire et histoire, mémoires et histoires, composent une autre facette du travail. Ou mieux, un autre piège, au sens matériel, qui attrape et englouti le spectateur.

La Mémoire et les mémoires.
La machine de PW voudrait combler les failles de l’être humain. Elle ( ou son Auteur), deus ex machina , portera secours et permettra de retrouver l’intégralité de la mémoire ou l’intégralité de notre capacité à entendre le réel. Une lucidité à 100%, une objectivité impossible qui permettrait de se défendre du récit d’autrui et reconstituer la vérité qui fait plaisir.

La Vérité ? Ou la vérité de l’Auteur, l’auteur, ceux qui traversent la pièce avec leurs témoignages, ceux que le hasard a convié? En fait, ce dispositif est une machine à fabriquer l’insoumission , à changer le passé d’une manière non-conforme, ou mieux non standard et la déconstruction euclidienne opéré par l’installation représente cette décomposition et recomposition.

L’être et la machine.
L’interactivité du travail est le déclic qui incite le spectateur à entrer dans le jeu, dans la pièce et donner le coup d’envoi de cette partie avec l’irrationnel. La manière de procéder, contrairement à l’apparence, au médium utilisé, la vidéo, n’est pas  analytique, mais révèle une attitude magique, au sens de Breton. Il faut  abandonner le principe d’analogie et rentrer dans une causalité poétique. Et, paradoxalement, par cette démarche anti-rationnelle,  la dignité de l’art, de la magie, des facultés créatrices est reconsidérée. La machine qui, comme le rappelle Flusser, est un piège, crée un équilibre entre science et magie, elle nous attrape et  permet d’ouvrir à d’autres questions, sur la manière de faire la mémoire et de la défaire. Sollicité par la machine, l’être invente les traditions, la mémoire, reconstruit une histoire quotidienne.

Le temps mémoriel d’Immémorial
Cet objet dure depuis plus de 10 ans. Il est peut être sans arrêt. Ou bien, il sera déjà arrêté  au moment où j’écris ce texte ou lorsque on voudra le lire. Les fragments qui composent cet objet vieillissent et ils sont gardés avec leur usure, leurs blessures. Et contrairement à l’apparence, ces voix qui s’effilochent nous interpellent. Car la parole possède le don de créer une vérité.

La parole.
La parole qui se compose en récit ou reste suspendue dans un laps de temps indéterminé légitime la réalité. Elle est même l’engrenage principal qui permet d’activer les réactions : surgissement , résurgissement, effacement, blocage.

Pour en finir 
Ce travail est né d’un recueil de mémoires et – sans être documentaire-  il dévoile le temps qui passe et celui qui reste. Immémorial est un instant, est le seuil entre ces deux temps, celui qui nous précède et celui qui nous attend. Une machine qui nous permet d’inventer passé et présent par la force du geste artistique, où le spectateur est complice. Plus qu’un palimpseste, c’est une matrice : Milieu où quelque chose prend naissance. (D’Holbach, Système de la Nature II, 1770.)

L’écriture micrologique de ce travail, accompagne cette matrice. La matrice,  un élément qui fourni appui ou structure. La matrice, un élément qui sert à entourer, à reproduire, à construire. Un seul conseil avant de rentrer dans la pièce (sans doute le terme que je trouve le plus approprié pour parler d’Immémorial) : oublier et se laisser porter par l’anamnèse au gré des indices que l’Auteur nous donne. […].

Antonella Tufano, À propos d’ Immémorial,Turbulences Vidéo #65, Octobre 2009.