Le Syndic de Pascale Weber
de Jan Laurens Siesling,
(SuperPositions, catalogue de la résidence d’artistes de Pascale Weber à la Pommerie en oct 2005, éd. Dans Mon Carré/ La Pommerie, Limoge, 2005, 42 p., texte traduit en néerlandais)
« 1. Où sommes-nous ? Nulle part. Dans un lieu imaginaire. Foin de la réalité ! Un monde fait de rectangles et de carrés. Qui se superposent. Est-ce l’architecture insinuée de Rembrandt ? Des murs transparents et des fenêtres opaques. Un miroir noir. La deuxième dimension ou la quatrième, nul ne saurait le dire. C’est sa spécialité à Pascale. Brouiller notre notion de l’espace. Confondre notre illusion du chez nous. Elle a l’audace spirituelle, le sens de l’humour et de la gravité. Elle transforme notre demeure en néant. Lui ôte ses repères, lui enlève ses couleurs et ses objets familiers si chers. Pourquoi ? Afin de nous offrir un instant de conscience ? Elle nous rappelle, dans son obsession artistique, que nous ne venons de nulle part, et que nous y allons. Que nous ne sommes pas ceux que nous croyons, si nous nous identifions avec notre entourage. Que nous sommes seuls, même si nous le sommes tous ensemble. Et tous à la fois. Elle est capable de nous changer en un tour de main, en changeant notre environnement, en nous clouant le bec. Toujours en mouvement, Pascale, elle nous donne l’exemple. Avec sa petite valise, allant chez l’un et chez l’autre. Elle met le doigt sur notre point faible, qui est aussi notre désir enfoui, d’être omniprésent, de n’appartenir à aucun lieu, de sortir fde notre cadre, d’être esprit. Ou au moins d’être l’autre. L’autre qu’on ne connaît pas encore, et qu’on devient dans un milieu tout à coup renouvelé.
Nous voilà donc perdus dans des carrés et des rectangles, dont l’un doit être beau, ou tarabiscoté, qu’en sait-on ? c’est un cadre, le cadre d’un tableau, d’un tableau de Rembrandt, le célèbre Syndic d’Amsterdam. Est-ce bien lui ? Pas encore, à mieux regarder, il n’est pas terminé. Il vient et il va. Il est où, donc ? Dans l’œil du peintre ? Qui est aussi son esprit, ou sa main ? Le cadre est tantôt vide, tantôt rempli de seulement quelques bourgeois, mais plus tard le tableau revient entier, et il disparaît entier. C’est comme si les éternels messieurs n’ont pas encore trouvé leur place. Ils ne sont encore que dans l’atelier de Rembrandt. Il est en train de les faire. Enfin faire, c’est une façon de parler, pas très convenable. Eux ne sont jamais venus dans l’atelier, penses-tu, ou, au plus, pendant un bref moment, pour poser, le temps d’un dessin, le temps d’un instantané. Jamais ensemble. Le tableau se fait dans les mains de Rembrandt qui, lui, est allé voir la salle où ils vont être pendus. Un artiste se déplace, il a tout son temps, un commerçant d’Amsterdam est occupé, il n’a pas de temps. Ou son temps coûte drôlement cher. Rien avoir avec celui d’un artiste. Eux, ils n’ont jamais été dans la salle que Rembrandt imagine, imagine seulement, ni derrière la table au tapis persan, d’où les a-t-il sortis, ceux-là, mais peu importe.
Ce n’est pas simple de trouver sa juste place à chacun. C’est un tour de force de ne pas se tromper d’une convenance. En voilà un des bourgeois, qui montre son nez. Faisait-il partie du groupe ? On ne le reconnaît guère, sorti du groupe il perd son prestige. D’ailleurs, il n’a pas le temps de rester, il passait pour une question de contrat seulement, asseyez-vous monsieur, ou restez debout si vous préférez. Mais ne restez donc pas entre deux chaises. Vous avez la bougeotte ? Bon bien, à une autre fois. Qui va à la chasse… Une autre personne posera à votre place. Cela peut durer. De faire un bon tableau. Un bon tableau est plus que de l’huile et du canevas. Il est le fruit de l’argent et des discussions, et d’un caractère (du modèle, pas celui du peintre), fruit de l’impatience et beaucoup d’incompréhension, de la bêtise et des fulgurances d’observation. L’une s’efface, l’autre dure. Il y a de la méchanceté et de la bonté, c’est humain. Et il y a les règles de l’art, le bon drap rappelle le bon métier, de l’artiste, évidemment. De qui d’autre ? Soyons clairs, on s’en fiche du drap de Hollande. Un bon tableau le fait oublier.
L’imagination de Pascale Weber imagine l’imaginaire de Rembrandt. L’imaginaire est le mouvement de l’esprit. C’est difficile d’être au four et au moulin. Elle imagine la liberté de l’artiste, ce qui veut dire ses contraintes. Qui entre dans la composition ? C’est dans le contrat, c’est simple, non ? C’est complexe, on n’entre pas dans un tableau comme dans un moulin. C’est pourtant aussi le hasard, ou c’est hasardeux. C’est une question d’argent, une question de temps. Les hommes sont si volatils, si volages avec les artistes. C’est une question d’âge, on peut mourir, cela arrive tous les jours, même si on n’y pense pas ; c’est une question politique, il y a des lois et des élections, le peuple change d’opinion, il y a des mandats. Et un peintre aussi peut mourir. C’est moins grave, bien sûr, sauf pour le tableau, tout ce travail de préparation…
Pascale Weber libère le peintre de ses contraintes. Argent, maladie, humeurs, insécurité. Elle vient à son aide, en l’installant dans un non-temps. Elle change les paramètres de son identité, comme selon son habitude. Maintenant, il peut revenir sur ses pensées, ses arrière-pensées (qui deviennent des avant-pensées), sur ses coups de brosse, ses mixtures d’huile, sur sa composition. Il peut sans crainte inverser les places des personnages, changer leur nombre (quoique le contrat reste le contrat), ajouter ou non un clerc, varier la pose de chacun. Il peut découvrir qu’étant assis à droite un bourgeois ne pense pas comme à gauche, qu’on vieillit ici, rajeunit là, ou l’inverse. Que l’âme d’un homme dépend beaucoup de son fauteuil, et que l’habit risque fort de faire le moine. Que la couleur d’un tapis de table peut l’emporter sur l’importance d’une fonction publique, ou sur celle d’une peinture accrochée au mur. Le peintre a le non-temps pour réfléchir à son public, se demandant s’il est son adversaire ou son allié.
Pour réaliser son incursion expérimentale dans l’histoire, Pascale se sert d’une vidéo, c’est un instrument dont le nom nous rappelle qu’il voit. Pour nous, un œil supérieur. Reliant cet œil à un ordinateur, elle en exploite les propriétés virtuelles. Elle glisse les prises effectuées les unes par-dessus les autres (je m’exprime ici comme une vache … hollandaise, pour m’adapter aux usages dans le monde informatique), coupant et collant des dessins, un collage sans fin, encore du son et d’autres effets, afin de créer une atmosphère d’outre monde. Ainsi elle évite le piège saugrenu du tableau vivant, ou la reconstruction cinématographique réaliste, pour gagner son imaginaire réel. Elle en a besoin pour aller au bout de son projet avec Rembrandt.
Car le peintre, séjournant dans son non-temps, réfléchit à son public. Est-il nombreux, ou à peine existant. L’est-il lui-même ? Ou en est-il entouré ? Où est-il, alors, ce public, et qu’est-ce qu’il en pense ? Cela a-t-il la moindre importance ? N’y a-t-il pas une autre relation prépondérante, pressante ? Sa relation avec les bourgeois d’Amsterdam ! Qui le jugent, en tant qu’artiste, en tant que vendeur de tableaux. Ils sont sévères, à en analyser les expressions faciales. Qui est alors public de qui ? Ils le regardent autant qu’il les regarde. La solitude de l’artiste devient poignante, il se rapproche émotionnellement de ceux qui l’entourent, il ne peut compter que sur le public, invisible, silencieux.
Ou il peut compter sur Pascale Weber, qui joue ici le deuxième tour qu’elle avait dans sa manche virtuelle. Elle invite le public. Plus exactement, elle le rend visible. Ou, encore plus précisément, elle donne forme humaine aux sensations des spectateurs devant un tableau. Aux émotions confuses que provoque une œuvre. Par le truchement de ses coups de brosse informatiques, elle met le monde de l’art, coupant collant, à l’envers. Appelés à l’ordre, dirait-on, par les yeux incontournables, autoritaires, des protagonistes bourgeois, ou attirés par un charme secret et dangereux, les spectateurs affluent, se glissent dans le cadre en chassant leurs Maîtres, leurs Staalmeesters, ne serait-ce que pour quelques instants. Autrefois les lois des grands peuples antiques offrirent aux esclaves, le temps d’un jour par an, la liberté de railler leurs maîtres, de les ridiculiser, frapper, fouetter, de les inonder de leur humanité humiliée, un défoulement. Aujourd’hui Pascale offre, le temps d’une vidéo, aux visiteurs d’une toile l’occasion d’une riposte, dont ils ne se privent point, un soulagement. Elle ouvre les vannes de l’exigence moderne dans les eaux tranquilles de l’ancien. Et c’est la ruée.
2. C’est un jeu. Un jeu à haut risque. Les bourgmestres, comme les maîtres antiques, le savaient depuis toujours, et ils en avaient averti les responsables, les gardiens de l’ordre. Parce que le public est innombrable. La vidéo risque de l’enregistrer, et de devenir interminable, d’emporter dans ses flots les structures mêmes de la communauté humaine. Pascale, régisseur des mouvements, le sait également, elle a pris ses mesures. Pour garder en main l’enthousiasme, l’artiste freine la vivacité du spectacle. Elle en détermine les limites. Elle impose ses cadres, elle impose son style, qui est celui de la non-réalité. De la deuxième ou quatrième dimension. Où elle fait entrer le monde. C’est le style, pour le dire autrement, du trompe l’œil. C’est là, où elle rejoint le peintre baroque. C’est un simulacre de réalité, un objet volant non-identifié qui vient vers l’œil qui ne résiste pas au temps, une illusion dans le noir. Elle tisse une toile transparente, qui montre le tout en le cachant, un voile de Véronique. C’est, au bout du compte, une façon de silence malgré les paroles, qui pleuvent.
Pascale Weber impose à la vidéo les exigences de la peinture. C’est une action douloureuse. Les femmes et les hommes qui sont ses invités, en entrant dans ses cadres, perdent quelque chose, plutôt qu’ils ne gagnent la liberté. Leur corps se raidit, leur parole se fige, leur réalité s’évanouit. Le travail de Pascale se définit maintenant comme celui d’un encadrement multiplié et savant. Serait-ce une nouvelle définition de l’art ? Du baroque au moderne ? Cadrer la vie foisonnante. Tout en offrant une liberté apparemment infinie aux spectateurs, tout en leur offrant la possibilité de repousser la fascination qui fait tant peur, elle les recadre. Elle leur montre leur place. Elle nous apprend comment l’art est notre façon d’arracher l’homme à la réalité, qui au bout du compte le déçoit. Ce qui nous donne la possibilité d’un arrêt sur image, d’une réflexion sur nous-mêmes.
3. Voilà les hommes. Et, pourquoi pas, les femmes. Pascale Weber les aide à se glisser derrière le miroir, le miroir de la réalité. Avec leurs coudes ils repoussent les syndics, quel fantasme ! Les seigneurs d’antan n’ont rien à dire. Depuis toujours ils étaient condamnés au silence. Les hommes vivants et les femmes vivantes diront ce qu’eux refusent de dire, l’occasion est d’or. Alors ils parlent. Mais qu’ont-ils à dire ? Ils bougent, mais où peuvent-ils aller ? Le cadre se révèle une drôle de prison. Dans ce cas, et c’est le cas du condamné, l’un fume une cigarette, un autre ne peut rester cantonné dans une esquisse de mouvement, il va jusqu’au bout de son intention et répète son geste, pour que personne, croit-on, ne soit dupe. Hélas, le geste se perd dans un mouvement d’impuissance, la fumée rappelle, comme dans les Vanitas, la vanité de la vie. On ouvre un livre, le feuillette, mais on ne le lit pas, c’est un faux livre, un livre d’art, imagine-t-on. C’est une fausse chaise, une chaise d’art dans lequel on n’est pas à son aise. On nous propose généreusement la liberté, et nous découvrons les barreaux. Le temps commence à durer, mais il a beau durer, il est l’opposé de l’éternité. Le temps qui passe est notre véritable prison. La réalité, tant vantée, nous est une prise de conscience tragique. Elle détruit l’art, que nous appelons à nous. Détruit la vie, dont nous nous réclamons. Qui nous libérera ? Notre parole ? Et nous parlons, mais nous ne disons rien, nous ne disons pas ce que nous sentons, nous ne pensons pas ce que nous éprouvons. Subtilement une gêne se fait sentir, un malaise, il n’y a qu’un pas entre le ridicule et l’extase, un pas entre l’homme et sa trivialité. On se protège par un rire, une parole en l’air, un effet comique. Heureusement Pascale, dans son indulgence, tend un voile entre la prétention et la réalité. L’identité de chacun se perd, l’orgueil se transforme en pudeur. Une femme tremble en parlant, une autre se lève. Une honte se glisse entre l’homme et ceux qui le regardent, il n’est pas évident d’être vu, d’être capté dans un œil. Nous voyons, tels Adam et Eve, que nous sommes nus au paradis. Notre honte est notre présomption, notre inconscience. Emouvant malgré tout. Les paroles, quoi qu’elles disent, deviennent un appel au secours. Qui nous sauvera de notre prise de conscience ?
Notre sauveur sera Rembrandt, il n’y a pas de miracle. Petit à petit, nous quittons la scène, nous n’avons pas le choix, nous laissons la place à ces messieurs en costume noir, au chapeau imposant, qui sont nés de l’imagination d’un peintre, dont on découvre le génie. Il n’y a de place juste que pour ses modèles, tels qu’il les a vus, et ils reviennent sans rien dire. Ont-ils jamais existé, ailleurs que dans le talent de l’artiste ? Leur réalité a toujours été un songe. Ils sont des êtres de l’idéal, autant que les jeunes princes Medici de Michel-Ange, ou les dieux de l’Olympe. S’ils possèdent la vie, ce n’est pas la nôtre, qu’on a revendiqué cependant contre vents et marées. Leur illusion vitale met en pièces notre présumée vitalité. Nous n’avons qu’à nous incliner devant l’œil et la main implacables de l’artiste. L’art appelle l’art.
L’artiste, qu’il s’appelle Pascale Weber ou Rembrandt, n’est pas un ouvrier de la réalité, il est un explorateur de l’imaginaire. Il se lance dans des mers inconnues, et il cartographie au fur et à mesure qu’il avance. Son travail est la découverte d’un pays au-delà de son imagination. Son travail est la recherche d’une Eurydice, fût-ce dans un outre monde, la terre des fantômes, des esprits. Cette terre, nous sommes capables de l’entrevoir, parfois en fermant à demi les yeux, en fermant la bouche. L’art, répétons-le, appelle l’art.
4. Toujours les Syndics nous regardent. Leur regard maintient ce mou de dédain, de mépris hautain qui nous fascine. Promet aussi cette bienfaisance, et cette humanité qui nous mettent devant nous mêmes, et nous rassurent enfin. Nous sommes dans leur œil. Captifs et douloureux, mais c’est selon notre demande. Nous avons demandé rien d’autre, ils nous représentent, ils sont le reflet de notre désir. Ils sont ce que nous croyons être, et donc, ce que nous sommes. Seulement à cette condition, nous pouvons nous substituer à eux, nous y sommes même obligés. C’est leur œil qui nous définit, nous ne sommes que des êtres vus. Vus d’un œil qui nous regarde comme un père, une mère, un despote, un amant. C’est ce que dévoile une vidéo, elle ne saurait dévoiler rien d’autre, elle le répèterait à l’infini s’il le fallait.
La vidéo nous réduit à notre rôle de spectateur, qui est celui de l’acteur. Acteur, étymologiquement celui qui fait, est celui qui joue la scène, la scène unique. Le public est par définition sur scène, c’est lui qui fait le tableau, qui crée l’œuvre. C’est cette réalité qu’enregistre l’irréfutable technique de Pascale Weber. Les Syndics ont beau regarder, sans public ils regardent en vain. L’artiste vidéaste leur donne leur raison d’être. Elle rend le public visible, et ce faisant rend les Syndics possibles, elle les actualise. Ils sont, et restent dans notre œil. Ils bougent pour ainsi dire, regagnent une mobilité en nous regardant, sont fascinés par notre immobilité, notre silence. Nous n’avons, devant ces créatures, qu’à nous comporter avec la dignité des juges. Offrir à chacun l’occasion de s’humaniser. Nous nous comportons comme des images, nous serons sages comme des images. C’est toute notre imagination, une illusion, mais c’est la réalité de l’art.
L’image est notre idéal, notre désir d’être vus, vus par l’autre, afin d’exister, dans l’œil d’autrui. Notre image est immobile, est le contraire de notre vie. La vie mouvante détruit notre image, et nous laisse un goût amère au milieu de nos ambitions. L’image nous la rend. En regardant une œuvre nous conversons avec notre non-vie, pour ne pas mourir. Et miracle, nous nous plaisons. C’est pourquoi nous disons que l’art est beau. La beauté n’est rien que nous-mêmes.
5. Maintenant Rembrandt peut sourire, immobile et silencieux devant son chef-d’œuvre. Il peut s’éclipser. Pascale Weber l’a rejoint dans son travail d’humanisation, au-delà de l’abîme des siècles. Les Syndics peuvent disparaître. Dans leur cadre d’éternité.
JLS août – octobre 2005 »