Immémorial : les expériences de l’oubli.
par Jean Delsaux
Quand un artiste travaille, il oublie tout, le temps, l’espace, la mémoire, ses proches, la morale, la logique, la culture. Il oublie tout et refonde tout. En fait il n’oublie rien et c’est là le paradoxe du fonctionnement de la création. Pascale Weber avec Immémorial nous en apporte une expérience, elle n’oublie pas, dans ce travail vidéo, qu’elle a commencé par la peinture et elle compose une image complexe, composite, parfois foisonnante jusqu’à la saturation. Elle y parle de la mémoire et de l’oubli, mais aussi de l’intime, de la solitude et de la peur, elle parle de tout cela non de manière déclarative, mais par petites touches, par réitérations, redites, allusions, par la rencontre parfois incongrue ou contradictoire d’images incrustées l’une dans l’autre, de textes, voix-off, graphismes, photographies, peintures, documents divers.
Ce foisonnement même est celui de tout ce qui nous advient dans le cours ordinaire d’une vie humaine – comment s’en souvenir ? Petit à petit, dans ce travail dont la première version est un film en quatre parties + prologue, elle nous fait entrer, par des matériaux visiblement tirés autant de sa vie que des actualités, de la radio, par des lectures mises en scène de textes de Houelbecq, par des graphismes duchampiens, dans le paysage complexe des souvenirs perdus puis retrouvés. Pour ce faire, elle associe savamment les éléments visuels et sonores qu’elle a recueillis, sélectionnés, élaborés. On sent bien qu’il y a composition dans le temps, avec des accélérations, des accumulations suivies de moments plus lents, on est parfois bousculé par les informations iconographiques, textuelles, auditives, mais de brefs retours en arrière, des répétitions d’éléments différemment assemblés nous font à la fois retrouver le fil de ce qui est montré, pour aussitôt nous plonger dans la perplexité. Rien en effet n’est assené, on ne nous demande pas de croire à une vérité. En nous conduisant, quasi inconsciemment, par cette complexité même, à choisir les éléments que nous mémorisons pour tenter de « suivre un fil », l’auteur nous permet de partager une expérience poétique de l’oubli.
Et composition encore dans l’image elle-même, l’ouverture de la première partie est impressionnante de ce point de vue, mais on trouvera de nombreux autres moments virtuoses tout au long du « film ». Pascale Weber a en effet un grand sens de l’image, elle opère par traitements multicouche, – certes déjà possibles dans la peinture – mais qui furent grandement favorisés par ces techniques numériques qu’elle semble affectionner. Le propos est plastique : agencement d’images dans l’image, d’images et de sons, de textes et de graphismes, matériaux qui installent un univers personnel qu’elle nous permet de visiter et qui nous touche car elle parvient à ce que cet univers nous concerne. Par delà l’impudeur, il y a l’émotion esthétique. Emotion esthétique car les images qu’elle sélectionne, les sons qu’elle choisit, les commentaires écrits qu’elle ajoute, provenant de répertoires très divers sont, mine de rien, harmonisés en des blocs que l’on pourrait qualifier « d’images-affects », oscillant entre une feinte indifférence, une distance clinique et le cri sourd d’un enfant qui aurait compris que seuls le silence et le coq-à-l’âne confèrent au mal de vivre une acceptabilité non dépourvue d’élégance.
Il ne s’agit cependant pas d’un film, aussi déconstruit soit-il, mais plutôt d’une peinture, peinture qui se déroule dans un temps non linéaire. Si Couchot montre qu’avec le numérique et l’interactif, on est dans un temps u-chronique, on peut constater que la construction d’immémorial ressortit de ce temps. Il y a, on le sait, de nombreuses porosités entre les esthétiques qui se développent grâce aux différents médias : entre cinéma et littérature par exemple, de Dos Pasos à Godard, de Shakespeare à Kurosawa ; Deleuze parle de correspondances. Weber n’est pas dans la narration cinématographique, elle assemble des « blocs de mouvement-durée », des « images affects » qu’elle retisse aussitôt dans d’autres dispositions. Elle affirme d’ailleurs ce propos dans les deux versions ultérieures de son opus : immémorial II qui installe le spectateur au centre de quatre vidéo-projections simultanées, en carré, le son provenant -lui- d’une forêt de haut-parleurs suspendus au-dessus de sa tête et qui spatialisent la diffusion des quatre bandes-son, de sorte que c’est en s’approchant de l’image que l’on entend le plus le son qui lui correspond. Immémorial III quand à lui accomplit la composante interactive induite, on l’a vu, par la première version, puisque c’est au spectateur de déclencher, par le choix de mots qu’il fait sur un écran d’ordinateur, les couples de modules issus des quatre parties du « film » qui seront projetés désormais sur les deux écrans. Il peut aussi, à son tour, écrire des mots qui seront ensuite incrustés dans l’image.
Chacun des dispositifs insiste sur l’espace, le choix du spectateur, invente une nouvelle configuration, un nouveau rapport du spectateur aux éléments présentés. Là ou d’autres tireraient à la ligne, Pascale Weber nous assène une œuvre où fourmillent les idées, les trouvailles, les assemblages inédits. Une œuvre qui ne se dérobe pas devant les difficultés qu’il y a aujourd’hui à exister dans un monde d’images. Une œuvre de plasticienne qui jamais, malgré les techniques audiovisuelles qu’elle emploie, ne nous enferme dans la caverne de Platon, une œuvre qui nous met face aux incertitudes de notre propre mémoire, et qui nous montre combien ces incertitudes contribuent à notre rapport au monde.
© Jean Delsaux
Turbulences Vidéo #65, Octobre 2009