Faute d’Eden

Faute d’Eden

Une performance de Hantu (Weber+Delsaux) et Bordel Pavelski avec une intervention théorique de Sylvie Roques, au « Non-Lieu » à Roubaix, le 9 juin 2018.

Dans le cadre de « Le corps, encore », Manifestation organisée du 8 au 10 juin 2018.

« Faute d’Eden »,

Une performance de Hantu (Weber + Delsaux) et Bordel Pavelski

Texte de Sylvie Roques (extraits).

Adam et Eve chassés du paradis, comme dans la peinture de Masaccio, ils font alors ces premiers pas qui engage comme le dit Daniel Arasse « jusqu’à la fin des temps, l’humanité sur les chemins du temps et du monde »[1]. Si l’on en croit la Genèse, Adam et Eve sont chassés du jardin d’Eden après avoir transgressé l’interdit de l’éternel. […] La faute dès lors est patente, comme l’est la lourde dégradation qui s’ensuit. La souffrance s’instaure, l’indignité se perçoit, la marche se trouble, le pas s’alourdit. Ils ne peuvent alors échapper à la sentence de l’éternel : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, et ce jusqu’à ce que tu retournes à la terre, puisque c’est d’elle que tu as été tiré. Oui, tu es poussière et tu retourneras à la poussière »[2]. Accablés, Adam et Eve subissent l’humiliation d’être rejetés. Le « naturel » n’est plus. L’aisance n’est plus. Ils se découvrent nus, alors qu’une telle question ne se posait pas. Ils se découvrent douloureux, alors qu’un tel sentiment n’existait pas. Souffrance, cris, arrachement, dénuement sont manifestes. Ils ne sont plus dans l’unité de la complétude ni dans l’harmonie de l’Eden perdu. La longue marche débute, avec son harassement tout symbolique : ils fuient courbés, écrasés, le regard fuyant, désespérément tourné vers un bonheur perdu. Ils deviennent alors opaques l’un à l’autre, nouvelle douleur. L’autre n’existe pas, ce qui instaure une solitude jusque-là inconnue, le regard est porté sur soi-même, sur ses ressentis, ses émotions exacerbées, sur la perte irréparable.

 

Adam et Eve commencent alors ce voyage dans le temps, dans un temps qui n’est plus hors le temps de la vie sans fin. C’est un départ, un exil qui a pour origine un échec et pour fin un drame, celui de la mort à venir. Ils inaugurent comme le démontre très bien Daniel Arasse « cette marche humaine qui hante l’imaginaire européen pendant des siècles »[3]. Leur corps s’inscrit dans cette marche épuisante et sans fin, dans cette errance. Ici plus qu’un corps esthétisé ou normé c’est un corps qui éprouve et s’abîme qui nous est donné à voir. Adam et Eve sont soudain « dermiques », comme coupés l’un de l’autre[4]». Naît de manière simultanée cette « douloureuse naissance de la pudeur », qui fait prendre à Eve la pose de la Venus pudica, se cachant le sexe de la main. Pudeur née de la faute accomplie et irréparable.

 

Adam et Eve en se regardant, prennent conscience d’une apparence sans doute dégradée, ils se touchent s’approchent et/ou s’évitent. Un dialogue difficile s’instaure qui s’appuie sur la découverte, la peur, le désir et la pulsion. L’ambivalence et la confusion ne sont pas absentes. La perte est toujours présente mais comme en creux, une absence, un blanc, un vide. L’intériorité y est interrogée prenant pour objet la peur par exemple et les réactions qui en résultent, les réponses corporelles, celles de l’interne, engendrées par un tel stimulus extérieur. La dynamique joue ici avec le « dedans », le physique dit le caché : les ressentis sont dévoilés et l’émotion s’expose. Le corps s’organise, donnant à voir des micro-actions, signes de plus en plus tangibles de l’inquiétude prégnante. Sursauts, tressautements, tremblements surgissent sous l’effet de la peur. Les doigts semblent se contracter, les visages tressaillent, les mains agrippent, les mains cachent le visage. Les réflexes les plus anciens semblent émerger des profondeurs. L’émotion – celle de la peur – portée au paroxysme est donnée à voir, émergeant, comme disséquée sous les yeux des spectateurs. Cette hantise semblant surgir de façon immédiate sous l’effet de quelque choc ou stimulus extérieur peut se faire envahissante et induire alors une véritable sidération du sujet.

[…]

Le monde est parcouru et devient lieu de découverte et de souffrance. Le travail, la fatigue, l’usure sont manifestes. L’espace résiste, il n’est pas offert. L’utopie d’un monde meilleur, la nostalgie de l’Eden les hantent à jamais, corps définitivement promis à la fatigue et à la douleur. Contester l’ordre qui leur est désormais imposé c’est aussi choisir de montrer les abus subis, symbolisés ici par la souffrance. La peau en porte alors la trace, jusqu’aux marques de blessures et de sang, jusqu’aux déchirements de sa surface. Est-ce une manière de choisir le dénuement pour mieux convaincre de l’outrance ? Une manière de choisir l’image de la victime dans une société où seule la compassion pourrait avoir quelque effet ? D’où le choix de Hantu, pour contester tout pouvoir d’oppression, de montrer des corps malmenés afin de souligner les contraintes de la société, qui rend les corps dociles.

[1] Daniel Arasse, « Premier pas », In Un siècle d’arpenteurs Les Figures de la marche, Antibes, Musée Picasso, p. 36.

[2] La tentation et la chute (Genèse 3.1-24

[3] Daniel Arasse, « Premier pas », ibid.

[4] Delphine Horvilleur, En tenue d’Eve. Féminin, pudeur et judaïsme. Paris, Le Seuil, p. 66